Bienvenue dans l'ère du footalitarisme
Récit d'anticipation d'un monde où le football devient un outil de contrôle social institutionnalisé
Il est complexe de dater la véritable origine de ce bouleversement. La radicalisation de l'ensemble des sociétés peut être une des raisons expliquant ce changement. Peu d'états réussirent à éviter ce phénomène. Partout des feux s'allumèrent, des rixtes éclatèrent comme autant d'expressions de mécontentement des populations envers leurs dirigeants. Il fallait canaliser cela et le football, de par son statut de "phénomène de société", était l'outil idoine.
Les théocraties furent les premiers à expérimenter le football comme un moyen de contrôle social. Leurs territoires avaient été découpés en zones. Chacune des zones disposait de son équipe. Il était alors fortement recommandé de montrer son appartenance à la dite équipe, signifiant son adhésion au régime en place.
Dans les sociétés occidentales, la transformation de notre rapport à ce sport fut adaptée à nos habitudes libérales. Plus que jamais contestée, la classe dirigeante avait besoin de canaliser l'agressivité montante des masses à travers l'adhésion à une activité de loisir, suite à l'échec des cadres civiques des vieilles démocraties. La cotisation à un club de football fut rendue obligatoire via un décret. Cette adhésion représentait alors la volonté de se conformer à ces nouveaux outils de contrôle social. Contrairement aux dictatures qu'elles combattaient, les gouvernements ne souhaitaient pas investir dans les clubs de football, laissant la voie libre aux grands conglomérats industriels et tertiaires. Sur le modèle de la création du championnat japonais, les clubs de football de l'élite appartenaient aux principales entreprises de chaque pays : le groupe Lagardère, Dassault, Niel, Pigasse et LVMH avaient racheté club après club dans l'Hexagone et se substituaient au rôle de l'état.
La Russie offrait un visage différent. Les grands secteurs d'activité nationalisés dirigeaient chacun une équipe : la police, les coopératives ouvrières, les chemins de fer récupérèrent les clubs qu'ils s'étaient vus retirer lors de la chute de l'empire soviétique.
Le silence de la FIFA restait particulièrement pesant. Si elle avait reproché aux initiateurs de ces nouvelles formes d'organisation d'intervenir dans les affaires de chaque fédération, elle avait depuis lors fermer les yeux sur leurs agissements pour sauver sa Coupe du Monde dispendieuse.
En France, divers décrets avaient mis fin à la notion de vie privée. Il était devenu illégal de ne pas souscrire à un abonnement sur l'un des nombreux réseaux sociaux. L'obligation légale de soutenir une équipe s'inscrivait donc dans ce mouvement de fond visant à cadrer chaque instant de la vie du citoyen par l'intermédiaire d'une entreprise de loisir.
Et c'était aux associations de supporters que l'on avait confié ce rôle de proximité. Chaque individu était invité à se rapprocher de la section la plus proche. L'idée de substituer les associations de supporters aux pouvoirs publics était apparu lorsque ces regroupements de fans commençaient à représenter un handicap à l'expansion économique des clubs. D'abord ignorées, elles avaient finalement accepté ce rôle de ingrat sans grande conviction. Celles qui refusèrent de se plier à cette nouvelle fonction furent dissoutes. Leurs dirigeants emprisonnés. Certains de ceux qui acceptèrent estimèrent que cela représentait enfin une reconnaissance du statut spécifique de supporters et qu'il ne fallait pas cracher sur une démarche participative longuement espérée.
La cotisation était annuelle. Elle se justifiait par la solidarité et le lien social qu'elle créait. Dans des sociétés de plus en plus individualistes où le télétravail était devenue la règle, le fait de participer aux nombreuses réunions locales était pour certains la seule occasion de rencontrer d'autres gens.
Chacun citoyen avait pour obligation de se rendre trois fois par an au stade. Les convocations étaient fixées dès le début de saison et il n'y avait aucun moyen d'y déroger. Ceux dont la cotisation était la plus élevée avaient la chance d'être convoqués lors des soirs d'été et de Printemps. Les moins chanceux, lors des matchs en hiver.
Lors des convocations au stade, arborer une tenue aux couleurs du club et de l'entreprise qui le finance était une obligation. Les chants dans les tribunes étaient soutenus, à la gloire des entreprises propriétaires. On y contait la puissance et la bienveillance des dirigeants ou la chance d'appartenir à une communauté. Ceux qui n'y mettaient pas assez d'entrain ou qui refusaient de chanter étaient immédiatement repérés et sévèrement tabassés par les lieutenants du capo qui peuplaient les tribunes. Souvent, les autres supporters participaient à ces réprimandes brutales. Cela faisait partie du folklore et du processus visant à contenir le reste de la population sous le poids de la terreur.
À la mi-temps, personne n'était autorisé à bouger de son siège et devait suivre religieusement les messages publicitaires crachés par les écrans géants. Les seuls mouvements perceptibles étaient ceux derrière les vitres des loges VIP, là où les transactions ne s'arrêtaient jamais.
Une grande partie du match vu des tribunes consistait également à alimenter une haine artificielle envers les clubs rivaux. Les supporters haranguaient les partisans d'autres clubs qui leurs avaient volé leur travail ou qui étaient responsables de leurs malheurs. Sans aucun fondement, ces rivalités renforçaient le supporter d'appartenir à une communauté, à un ensemble cohérent et solidaire.
Si il résidait un fond d'attachement au football chez les plus anciens - philosophes, la plupart considérait qu'il s'agissait d'une évolution supplémentaire de ce sport - les plus jeunes venaient au stade à contrecœur, lassés de se conformer au carcan rigide qu'on leurs imposait. Assister à un match n'était plus une fête ou une communion, c'était devenu un devoir dont l'on devait s'acquitter. Un outil de contrôle social - ce que le football avait toujours été - mais institutionnalisé.