Nous sommes en janvier 1990 quand le Lord Justice Taylor Report est publié. Ce rapport, rédigé par le baron de Gosforth alors chef du pouvoir judiciaire britannique, est en fait une commande du Royaume faisant suite au drame d'Hillsborough et au hooliganisme ambiant.
Les recommandations sont strictement appliquées dans les ligues visées, à savoir les deux majeures dans la hiérarchie : la Premiership et la Championship. Ainsi, les stades doivent désormais s'équiper de places assises, de tourniquets, de barrières et la vente d'alcool à l'intérieur des enceintes devient prohibée. En conséquence, les clubs et les propriétaires de stade décident de lancer d'importants travaux de modernisation puis d'augmenter conséquemment le prix des billets, méthode imaginée pour en même temps enrayer le mouvement hool. Tandis que l'élite du foot professionnel subit sa plus importante mue depuis sa création, les ligues inférieures ne sont pas impliquées dans le Taylor Report et poursuivent leur quotidien dans des décors amateurs. C'est à cette période que Stuart Roy Clarke débute ce qu'il considère comme une mission : la conservation d'instants sur pellicule pour garder la trace du fossé en train de se creuser au sein de la culture footballistique en Grande-Bretagne.
Stuart Roy Clarke est un supporter. Un fan comme on dit dans la langue de Shakespeare. Né à Berkhmasted, c'est tout naturellement qu'il se met à suivre le club le plus important de son comté du Hertforshire : le Watford FC, aujourd'hui en Championship. Et si sa passion naissante pour le ballon rond le pousse à sécher fréquemment la classe de musique, il développe en parallèle une fibre artistique dans le domaine de la photographie. Son parcours scolaire le conduit jusqu'à Londres où il obtient un diplôme d'arts filmique et photographique, sans jamais briser son amour du jeu.
Pendant plus de vingt ans, le photographe anglais a trimbalé son appareil sur un grand nombre de terrains de football, des plus champêtres aux plus majestueux, des plus silencieux aux plus bruyants, des plus reculés jusqu'au Japon pendant la Coupe du Monde de 2002, tout ça dans le but de cartographier le monde du football, dans ses différences mais aussi dans son unité.
Football campagne VS connexions satellitaires
Un ballon peut rouler partout où sévit l'attraction terrestre, c'est bien là l'unique avantage de vivre dans un lieu comme le comté de Cumbria. Au sommet de Loughrigg moutain, le plan large sur le village d'Ambleside dégage une impression de plénitude digne d'un tableau champêtre que les impressionnistes pourront, s'ils veulent, comparer à la Vue d'Auvers de Paul Cézanne. Ici, entre l'église au centre du bourg et les collines à perte de vue, le calme impose sa loi dans ce paysage idyllique. Au premier plan pourtant, une bataille se livre sur le terrain communal sur lequel on distingue les seules présences humaines. Le duel sportif n'est qu'un détail venant troubler la tranquillité ambiante, on entend presque les exclamations résonner au milieu de cette cuvette de paysage. Loin des enceintes ultra-modernes érigées en cathédrales contemporaines, ce pré anonyme devient alors le dernier bastion d'un football libre, d'un football sans cloison. Si seuls quelques privilégiés ont l'opportunité de pratiquer devant des milliers de spectateurs, le foot vit partout et surtout dans des cadres que les médias de masse s’obstinent à ignorer. Vingt-deux bonhommes, de l'herbe et un ballon : c'est par son approche modeste que le jeu conserve son aspect universel.
Mais notre ballon doit-il seulement vivre dans l'utopie d'un football campagne ? Les grands stades aux capacités ahurissantes ont de toute évidence l'avantage de pouvoir accueillir des masses conséquentes. Pour compléter son état des lieux du football contemporain, Stuart Roy Clarke a traversé la planète pour se rendre au Japon à l'occasion de la Coupe du Monde en 2002 et saisir l'engouement d'une manifestation d'envergure internationale. Eliminés quatre ans plus tôt par l'Argentine, Beckham, Scholes, Seaman et les autres stars retrouvent les Sud-Américains le 7 juin au Sapporo Dome pour un premier choc en phase de poule. Au milieu du public, l'objectif panoramique balaie l'intégralité des tribunes, remplies à ras-bord, tandis que 22 acteurs monopolisent l'espace vert au centre de toutes les attentions. Pour les quarante milles âmes massées, rien ne compte désormais plus que l'action en cours, le placement d'une idole, la trajectoire d'un bout de cuir devenu graal - d'autant plus qu'elles sont coupées du monde extérieur par des coulées de béton et un dôme rétractable, apothéose technologique. Retransmis dans le monde entier par des connexions satellitaires, l'enjeu assure à chaque individu présent un moment d'exceptionnel. Franchement, a-t-on déjà vu d'autres lieux accueillir régulièrement des dizaines de milliers d'adeptes convaincus dans des cadres aussi extra-ordinaires que les stades ? Ni la messe dominicale ni les plus grands festivals ne peuvent se targuer d'une telle fidélité. Erigés en cathédrales modernes, les grands stades parviennent aujourd'hui à transcender les masses plus que n'importe quels lieux en offrant un spectacle contextualisé.
Les règles de la FIFA tentent d'imposer des lois communes partout dans le monde. Pourtant, d'Ambledise à Sapporo, de la vallée rurale anglaise à l'hypra-stade nippon, les différences se creusent au point d'avoir bientôt affaire à deux sports n'ayant plus grand chose à voir. Stuart Roy Clarke souligne d'ailleurs cet écart dans la distance de prise de vue : s'il est nécessaire de contextualiser le terrain amateur, le plan plus rapproché du match de Coupe du Monde suffit pour comprendre que l'on a sous les yeux un événement en soi. Le foot à deux vitesses, c'est de ça dont il s'agit, et ça se photographie de façon différente. Observateur objectif, Stuart Roy Clarke s'est également mué en homme de terrain pour mieux rapporter les identités remarquables restantes que sont les supporters. Assis ou debout, sobre ou saoûls, pauvres ou plein de sous, qu'importe le stade, pourvu qu'on ait la passion.
Quand on n'a que l'amour
Dans le chapitre « Always together, shoulder to shoulder » (Toujours ensemble, épaule contre épaule) tiré de The Cradle of the Game, Stuart Roy Clarke développe différentes notions du groupe dans un stade. Ainsi, on observe tour à tour un jeune couple mancunien prendre la pose sur le chemin d'Hillsborough, une bande de copines foudroyant du regard un supporter des Rangers portant un masque de Gascoigne, un chien subjugué derrière les buts du FC Manchester of United, un père retenant sa fille par la hanche après un but du Greenock Morton FC et bien évidemment une bande de copains de Leeds exubérants et désinhibés par la bière Lech. Le football se joue en collectif, se vit en groupe et devient même source de communautarisme quand on se retrouve face aux « autres ». On se rassemble comme on s'évite selon des appartenances régionales, sous des couleurs distinctes, des affinités sociologiques, derrière des buts communs.
Véritable leitmotiv de Stuart Roy Clarke , on trouve de nombreux clichés pris face aux kops, comme en 1999 dans la série de huit photos prises au Fratton Park de Portsmouth. Si les plans larges permettaient de rendre compte de l'environnement des terrains, le photographe utilise ici surtout des plans très rapprochés afin de mieux saisir les visages. En déplacement, les fans d'Ipswich Town oscillent tour à tour entre mines déconfites et exultations. À chaque fois, on remarque que les regards, les expressions faciales et plus largement les attitudes sont similaires à chaque individu noyé dans un groupe. Puisque l'union fait la force, chaque membre de la masse anonyme adopte les mêmes comportements en fonction du déroulement du jeu. Les bras se lèvent ou se croisent, les cheveux s'arrachent, les yeux s'écarquillent au fur et à mesure de l'accouchement du résultat. L'observateur averti parvient à imaginer la scène en contre champ : une faute, une contre-attaque, un centre, un but, … Ils ne savent pas encore que leurs favoris seront promus en Premiership à la fin d'une saison qu'on imagine intense.
En août 1997, alors que le Barnsley FC vient de disputer le premier match de son histoire en Premiership, Stuart Roy Clarke se faufile parmi la foule pour suivre un père et son fils. Torses nus, en joggings bleus et casquettes rouges, les deux se tiennent par la main sur le chemin du retour. Plus qu'un père qui prend soin de son mini-moi, le paternel s'assure du passage de témoin familial et générationnel : hors de question que sa progéniture s'amourache un jour des voisins du Doncaster Rovers FC ou du Sheffield Wednesday FC. Question de principes.
Sans prendre parti pour une conception du sport plutôt que pour une autre, le travail exposé rend hommage à ceux qui font vivre la culture du foot : les supporters. Si leurs habitudes ont été bousculées au sortir de la publication du rapport de 1990, leur foi se renouvelle depuis en communauté, et ce partout où peut rouler un ballon : du fin fond de la campagne anglaises jusqu'aux nouveaux territoires conquis, ce sont les mêmes émotions qui animent les abords des stades. D'apparence grégaires, les supporters rient et pleurent, jubilent et souffrent, donnent et reçoivent, de la même façon que procède un couple amoureux. Change mon foot, change : toi et moi, c'est pour la vie.
Sources :
More than a match (2002)
Football in our time (2003)
The Cradle of the game (2010)
The Homes of Football from Northern Stars on Vimeo.
Parisien d'adoption, il a dans une autre vie remporté le tournoi de Saint-Etienne du Bois avez les moins de 13 du FC La Vallière . Sa collection complète des vignettes Panini Foot 96 lui a valu d'être un jour retweeté par Bernard Mendy et Spike Lee.
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